de William Marx (Fellow 2014/2015)
C’est d’abord une sorte de cube vert au fond duquel stationne une huitaine de personnages, des gens comme vous et moi, en chemise, en col roulé, en chemisier imprimé de fleurs. Ils attendent on ne sait quoi. Inquiets, peut-être.
Pendant ce temps, le public arrive calmement et prend place dans les fauteuils, un zeste plus habillé que les personnages sur la scène. Même Onur a abandonné son pull-over préféré, bien utile pourtant en cette fraîche soirée d’avril, pour enfiler une veste : je l’aperçois avec Monika quelques rangées derrière moi et adresse à tous deux un petit salut. Je sais que les autres sont là, invisibles dans l’obscurité de cette grande salle du théâtre de Fribourg-en-Brisgau, mais non moins présents et attentifs à ce qui va advenir : Martin et Barbara, Philip et Christiane, Veronica et Andrei, Andrea et Wilhelm, Flo, Gilles, Berta, Brandon, Ingunn, Sianne, Simone, Reinhart, venus de toute l’Allemagne, de France, de Suisse, de Norvège, de Roumanie et des États-Unis. Nous nous sommes vus pour certains la veille, au café Schmidt, autour de quelques parts très disputées de forêt-noire (la meilleure que j’aie jamais goûtée : la capitale de la Forêt-Noire mérite aussi de l’être du gâteau du même nom), ou bien chez Oberkirch, célèbre pour son gibier et ses truites au bleu, tirées du vivier et aussitôt ébouillantées à l’ombre protectrice de la cathédrale.
Et Hans Thomalla, bien sûr, qui nous avait tous invités à la création de son deuxième opéra, Kaspar Hauser. Nous en avions suivi la genèse au cours de l’année précédente, émerveillés de voir s’échafauder sous nos yeux une œuvre d’une telle ampleur et bien curieux de découvrir après seulement quelques mois le résultat de ce patient travail d’écriture et de composition. Ce Kaspar Hauser n’était-il pas aussi un peu notre enfant à tous ? N’en avions-nous pas favorisé la gestation ? Nos conversations cultivées (comme il se doit), nos suggestions intelligentes (c’est bien le moins), le magnétisme de notre seule présence n’avaient-ils pas apporté leur contribution plus ou moins déterminante à l’engendrement de l’œuvre ? Chaque fellow se flatte ainsi d’avoir participé de façon décisive au travail de ses co-fellows. Ce qui suit n’est que l’histoire de la perte de cette douce illusion.
Voici en effet que, ce 9 avril 2016, nous vîmes – nous : public, fellows, personnages – sortir Kaspar Hauser. Littéralement sortir. Sortir du sol où un grand trou s’était ouvert ; aboutissement mystérieux d’on ne sait quels abîmes ; mare de boue d’où émergeait difficilement un être non identifiable, créature chtonienne, puissante, gigantesque, qui ne savait d’abord dire que deux mots, répétés à satiété : Kaspar, Hauser.
Dire ou plutôt chanter. Car, à la différence des bourgeois de Nuremberg qui firent sa rencontre en mai 1828, à la différence du public lui-même, Kaspar Hauser ne parle pas : il chante, et la voix de cet être massif, intimidant, inquiétant, est celle, fluette, séduisante, intrigante, d’un contre-ténor. L’indiscutable trait de génie de Hans Thomalla consiste en ce contraste lyrique entre le protagoniste et les autres personnages : quand ceux-ci s’expriment prosaïquement sur une ligne et un registre proches de la langue parlée, quand ils forment un chœur tragique aux individualités parfois indistinctes, multiples et interchangeables, Kaspar, lui, surgit comme un véritable héros d’opéra, doté d’un chant d’emblée reconnaissable parce qu’emprunté à la grande tradition des castrats du xviiie siècle. Il fallait pour ce rôle un chanteur d’exception : le Catalan Xavier Sabata, qui se produit sur les plus grandes scènes internationales, fut celui-là, avec son incomparable présence vocale et scénique.
En trois actes, l’opéra retrace la véridique histoire de ces cinq années où Kaspar Hauser évolua parmi les honnêtes citoyens de Nuremberg et d’Ansbach, suscitant tour à tour curiosité, dégoût, compassion, attendrissement, haine. Autant de passions contradictoires auxquelles frémit le public, comme une corde dont le compositeur jouerait d’une manière virtuose, avec le soutien discret de l’orchestre, qu’il traite de façon fluide, par petites touches sophistiquées laissant aux chanteurs la part la plus belle, en dehors de quelques passages instrumentaux particulièrement évocateurs. L’opéra, c’est d’abord de l’émotion : librettiste non moins que compositeur, Hans Thomalla en maîtrise tous les ressorts, et Kaspar Hauser réserve des moments très intenses, telles les scènes d’affection entre ce jeune élève sauvage et l’instituteur Daumer qui l’a recueilli chez lui, subtilement incarné par le ténor Christoph Waltle ; ou bien l’amour de Karoline Kannenwurf pour le héros ; le rêve de ce dernier, croyant – réalité ou illusion ? – se remémorer son enfance dans un beau palais, auprès d’une femme en blanc et d’un homme en noir ; et la mort de Kaspar, bien sûr, sous des coups de couteaux anonymes, puis sa métamorphose en la statue qui orne aujourd’hui les rues d’Ansbach.
Le dramatisme de la pièce était encore renforcé par le dispositif aussi simple qu’efficace de la mise en scène de Frank Hillbrich : un trou circulaire rempli de vase, au milieu d’un décor nu et net. Peu à peu, la boue recouvre tout, le sol, les murs, les chanteurs – boue apportée par Kaspar, irréductible étrangeté d’une apparition énigmatique qui vient déranger un monde trop propre, trop sûr de son confort, trop assis dans ses certitudes. On ne peut s’empêcher de songer à ces centaines de milliers de réfugiés qui dans le même moment abordent aux rivages de l’Europe et trouvent dans l’Allemagne d’aujourd’hui un secours comparable à celui dont avait en son temps bénéficié Kaspar Hauser, quoiqu’ils suscitent tout autant de discussions et de débats – on ose espérer cependant pour cette histoire une issue moins tragique.
Cette boue fut la grande triomphatrice, à l’onction de laquelle ne purent échapper ni le chef, Daniel Carter, ni le compositeur au moment des saluts et de l’ovation finale.
Pas de boue toutefois lors de la fête donnée ensuite en l’honneur de l’équipe du spectacle, mais bière et champagne coulant à flots. Les fellows purent alors dire à Hans leur joie et leur émotion. Nul d’entre nous n’aurait pu imaginer ce que donnerait cette œuvre, pourtant élaborée à nos côtés, parmi nous, devant nous, lors d’un fameux Kolloquium. Au fond, nous n’étions pas mieux informés de ce qui se tramait que ne l’étaient les huit personnages du début de l’opéra, adossés à leur cube vert, ignorants de ce qui sortirait du trou devant eux. Non, décidément, nous n’étions ni les inspirateurs de cette œuvre, ni ses co-auteurs, ni même ses parrains et marraines. Nous n’en étions que les témoins admiratifs, tout juste bons à clamer : Kaspar Hauser est mort, vive Kaspar Hauser !